Walden Two est le titre d'un roman utopique publié aux États-Unis en 1948 par Burrhus Frederic Skinner (1904-1990), docteur en psychologie de l'université de Harvard engagé dans une brillante carrière de professeur et de chercheur, bientôt considéré comme un éminent behavioriste ou comportementaliste radical, puis comme l'un des penseurs les plus influents du XXe siècle. L'ouvrage est intitulé d'après Walden ou la vie dans les bois, expérience légendaire de Henry David Thoreau et récit d'une vie solitaire en harmonie avec son environnement : Walden, mais cette fois à plusieurs. Le roman se situe dans la tradition du genre, même si l'utopie est placée dans le temps présent et à portée de transports communs locaux. Skinner emprunte largement au Looking Backward, 2000-1887 d'Edward Bellamy (1888), texte classique très influent sur les communes américaines socialistes de la fin du XIXe siècle. Skinner a par ailleurs une bonne connaissance de l'histoire du mouvement communaliste aux États-Unis ; il a aussi au cours de ses études visité la communauté d'Oneida.
Skinner met en scène une communauté fondée il y a une dizaine d'années par Frazier, que son ancien professeur Burris et quelques camarades du jeune homme décident d'aller visiter en 1945. Walden Two est une jolie ferme dans l'Amérique rurale. La communauté comprend un millier de personnes, agréables, parfaitement éduquées. La vie quotidienne à Walden Two est d'une simplicité qui rappelle Oneida : hommes et femmes portent des vêtements fonctionnels, la nourriture est saine et sans luxes, les loisirs sont vertueux. Les classes sociales sont supprimées. Tous travaillent pour la communauté à la tâche de leur goût et à leur convenance ; chacun doit, quelle que soit sa profession, effectuer deux heures de travail manuel par jour. L'organisation du travail et l'économie de Walden Two repose sur un système de crédits du travail qui se substitue à la monnaie et dont le principe est fourni par Bellamy. Les heures travaillées sont rémunérées en crédits qui alimentent des comptes individuels consignés sur un registre. La communauté ne recherchant pas le profit, les crédits sont réévalués régulièrement pour prévenir toute exploitation du travail : une heure de travail peut valoir tantôt un crédit, tantôt deux crédits. La valeur d'un travail est en outre relative à sa nature et à son importance pour la communauté : moins un travail est attractif et plus il est urgent, plus sa rémunération est élevée. En moyenne, quatre heures de travail par jour suffisent pour que les membres puissent vivre. Si les services de Walden Two sont gratuits, chacun doit payer (en crédits) les produits dont il a besoin.
Skinner donne une description de l'économie de la communauté très acceptable pour les classes moyennes urbaines américaines. L'intérêt de Walden Two réside ailleurs. Frazier le fondateur entraîne les visiteurs observer le système éducatif de la colonie, qui constitue selon lui sa grande réalisation. Comme au kibboutz, les enfants sont élevés collectivement, par la communauté qui se substitue à la cellule familiale biologique, dans un quartier séparé des quartiers des adultes. Dans cette situation, leur environnement peut être entièrement et scientifiquement contrôlé pour parfaire leur comportement. Skinner-Frazier introduit le concept et la technique de conditionnement opérant qu'il a expérimenté sur les rats dans les années 1930 : en agissant sur l'environnement de l'individu, il est possible de renforcer des comportements favorables au groupe et de supprimer des comportements inappropriés. Grâce à cette ingénierie scientifique, l'éducation à Walden Two conditionne les enfants à avoir confiance en eux, à être pacifiques, joyeux et productifs. Les questions posées par Skinner à travers Walden Two sont : Quel est le meilleur comportement pour l'individu dans ses relations sociales ? Comment peut-on inciter l'individu à se comporter de telle manière ? Pour Skinner-Frazier, l'ingénierie scientifique de la psychologie behavioriste apporte une solution à la transformation heureuse des relations entre les individus.
Le gouvernement de Walden Two est confié aux scientifiques, seuls capables selon Skinner de prendre des décisions fondées sur les besoins des autres. Un conseil de six planificateurs – psychologues behavioristes – dirige la communauté ; une équipe de managers est chargée de veiller au bon fonctionnement des activités économiques. La colonie n'est pas démocratique. La population ne vote pas – planificateurs et manageurs sont désignés par leurs prédécesseurs – ; elle ne prend aucune part au gouvernement et même semble ignorer la façon dont est organisée la communauté. Frazier explique que la population ne souhaite pas participer aux décisions et ne s'y oppose pas davantage.
Le caractère expérimental de Walden Two apparaît ambigu. À mesure que les expériences comportementalistes livrent des résultats scientifiques incontestables, le Code de la communauté se fige en un catéchisme que la population de Walden Two est priée d'observer. Le comportementalisme devient une sorte de religion dont les planificateurs sont les prêtres et le fondateur Frazier le prophète ou Dieu lui-même.
Faute d'éditeur, Walden Two, rédigé en 1945, ne paraît qu'en 1948. Le succès est d'abord modeste : 9 000 exemplaires de l'ouvrage sont vendus entre 1948 et 1960. Walden Two, mais aussi les publications scientifiques de Skinner – beaucoup plus explicites que la fiction à propos de l'idée d'une société gouvernée par des behavioristes ou de celle déniant à la liberté et à la volonté individuelles la capacité d'agir sur les comportements – suscite l'opposition de nombreux intellectuels américains. Le livre trouve un plus large public dans les années 1960 : 8 000 exemplaires sont vendus dans la seule année de 1961, année de fondation de la communauté Walden Two de Twin Oaks. Le 20 septembre 1971, à l'occasion de la parution du très controversé Beyond Freedom and Dignity (« Au-delà de la liberté et de la dignité »), un portait de Skinner fait la couverture de Time Magazine qui publie un article intitulé « L'utopie de Skinner : panacée ou passage vers l'enfer ? ». Skinner atteint la popularité. Au début des années 1970, Walden Two s'écoule à près de 100 000 exemplaires par an.
Parmi les lecteurs de Walden Two se trouvent des aspirants à l'expérience communautaire. Ils sont surtout sensible à la figure de Frazier et à la charmante description d'une communauté rurale. Quelques groupes tentent l'expérience Walden Two dès 1948 et 1949. Skinner lui-même est dans un premier temps enthousiaste à l'idée de fonder une communauté à l'ingénierie behavioriste, avant de s'en écarter complètement. Il ne participe pas, sinon par un message, à la conférence de Waldenwoods, Michigan, au cours de l'été 1966, qui réunit 83 adultes prêts à planifier une expérience scientifique communautaire de type Walden Two. Ils élaborent un plan pour passer en trois ans et demi de la société actuelle à une communauté Walden Two, plan comportant quatorze étapes qui, conformément au principe skinnérien d'apprentissage programmé, doivent les unes après les autres être maîtrisées et renforcées avant de poursuivre. Ils conviennent aussi que des behavioristes confirmés (comme ceux participants à la conférence) doivent être enrôlés dans la communauté pour assurer son succès. Le programme de la conférence de Waldenwoods n'est pas suivi d'effets. Dans les années qui suivent, des initiatives isolées – de psychologues à l'exception notable de Twin Oaks – conduisent à la formation de communautés se réclamant de tout ou partie des principes décrits dans Walden Two : Twin Oaks (Virginie, 1967) et ses épigones, Sunflower (Lawrence, Kansas, 1969), Lake Village (Kalamazoo, Michigan, 1971), Headlands (Canada, Ontario, 1971), Los Horcones (Mexique, 1973), ou Dandelion (Canada, Ontario, 1976).
(Source : Kuhlmann (Hilke), Living Walden Two, B. F. Skinner's Behaviorist Utopia and Experimental Communities, 2005.)