Llano del Rio, coopérative du désert.
L'impuissance de la politique conduit un ancien candidat à la vice-présidence des États-Unis, à fonder dans le désert californien la plus grande communauté socialiste du pays.
Comme beaucoup de communautés de Californie et du sud des États-Unis à la fin du XIXe siècle, Llano del Rio prend sa source dans le récit utopique d'Edward Bellamy, Looking Backward, 2000 - 1887 (1888). La description d'une société américaine de l'an 2000 dans laquelle une organisation collective nationale s'est substituée à l'individualisme et à la concurrence du laissez-faire convertit au socialisme un jeune ministre du culte de l'Indiana lorsqu'il arrive à San Francisco en 1886. La pensée de Bellamy trouve un terrain préparé dans la personne du juriste Job Harriman qui répugne au matérialisme de la société capitaliste. Harriman s'inscrit au Socialist Labour Party et se présente sans réussite à différentes élections. En 1900, il est candidat à l'élection présidentielle des États-Unis sur le ticket démocrate de Eugene V. Debs ; en 1913, il rate de peu la mairie de Los Angeles où le vote des travailleurs lui est acquis. Ces échecs politiques conduisent Harriman à se tourner vers une alternative socialiste, la création d'une communauté coopérative.
Harriman réunit un cercle de sympathisants : des dirigeants syndicaux, un banquier, un architecte, un journaliste. En 1914, ils acquièrent à bas prix une vaste concession de 3 600 hectares de la vallée d'Antelope située à 1 000 mètres d'altitude dans le désert Mojave. Harriman et ses amis rachètent ensuite un journal socialiste de Los Angeles, The Western Comrade avec lequel ils font la propagande de la colonisation de ces terres arides. Ils fondent la Llano del Rio Company, du nom d'un ruisseau du domaine, une société par action qui émet deux millions de titres. Pour prévenir la monopolisation du capital, personne ne peut posséder plus de 2 000 actions. L'admission dans la colonie requiert des candidats qu'ils soient actionnaires, qu'ils aient un métier utile, qu'ils soient acceptés par le conseil des directeurs et qu'ils signent une profession de foi socialiste. Le salaire des membres est évalué à 4 $ par jour qui leur sont payés en nature sous la forme des biens et services fournis par la communauté. L'organisation administrative comprend un conseil élu des représentants des actionnaires (présidé par Harriman) qui nomme les directeurs des six départements de la colonie : agriculture, construction et ingénierie, commerce, industrie, éducation, finances. La fondation de Llano del Rio est symboliquement célébrée le 1er mai 1914 dans le désert Mojave.
La propagande du Western Comrade est un succès. En décembre 1914, 134 colons vivent dans la vallée d'Antelope. La population atteint 1 500 habitants en mai 1917. Llano del Rio est la communauté socialiste la plus nombreuse de l'histoire des États-Unis. La plupart des membres de Llano del Rio viennent des milieux socialistes de Californie et des états à l'ouest des Rocheuses, quelques-uns de New England, d'autres arrivent d'Europe. Plusieurs ont participé aux expériences de Ruskin au Tennessee ou de Mutual Home dans l'État de Washington. En raison du coût de l'admission (2 000 actions pour 500 $), les membres sont des travailleurs établis ou appartiennent à la classe moyenne. Ils se déclarent fermiers, commerçants, ouvriers de l'industrie ou du bâtiment, mineurs, mécaniciens ou imprimeurs.
Avec la rapide croissance démographique et économique de Llano del Rio, les colons doivent se contenter de constructions provisoires. Ils vivent dans des tentes ou des cabanes. Au milieu du désordre des habitations, des ateliers et des bâtiments agricoles dispersés sur une grande étendue s'élève l'édifice communautaire : il abrite le réfectoire, un cercle et un dortoir pour les célibataires. La désolation du site de Llano laisse aujourd'hui difficilement imaginer l'intense activité de la colonie en 1917. Un capital et un travail considérables ont été investis dans le système d'irrigation. La production agricole couvre 90 % des besoins de la population. Les socialistes cultivent du maïs, du blé, du seigle, de la luzerne, du coton, des cacahuètes, des fraises, de la canne à sucre et des légumes ; ils ont planté des vignes, des poiriers et des pruniers ; ils élèvent 200 têtes de bétail, des cochons, des volailles et des lapins ; ils développent l'apiculture et la pisciculture. L'industrie comprend un atelier d'ébénisterie, une conserverie, un four à chaux, une scierie, une fabrique de balais, une imprimerie...
L'école de Llano del Rio, qui accueille 150 enfants, fonctionne comme une enclave dans le village. Elle est organisée par George Pickett, qui avait exercé toutes sortes de métiers mais pas celui de professeur. À côté de l'enseignement théorique, les élèves suivent des formations pratiques dans différentes branches d'activité. Dotée de sa propre ferme, la « Children Colony » participe à l'activité économique. Ils sont chargés de travaux spécifiques comme l'entretien des routes ou collaborent aux grandes constructions. Les échanges entre la colonie des enfants et la colonie des adultes concernent aussi l'activité culturelle : les membres de Llano suivent des cours d'adultes à l'école, tandis que les enfants participent aux concerts, aux bals ou aux représentations théâtrales. Les visiteurs sont frappés par la richesse de la vie sociale de la colonie : des débats politiques ou philosophiques sont organisés chaque dimanche après-midi au cercle, les rayonnages de la bibliothèque sont bien remplis, une école d'art est ouverte, un orchestre donne des récitals, les colons pratiquent différents sports comme la natation, le tennis, le basketball, le baseball ou le football. Pour le fondateur Job Harriman, l'expérience industrielle et sociale de Llano a une portée politique mais en sens différent de celui qu'entendent ses camarades du Parti socialiste de Los Angeles. Llano est une communauté modèle qui montre le chemin d'une transformation sociale du capitalisme. C'est par l'activité industrielle d'abord et par le vote ensuite que s'accomplira le changement. Tout en affirmant le caractère socialiste de l'expérimentation, Harriman refuse d'assimiler Llano au parti.
Malgré l'activité des premières années, Llano n'est pas rentable. Les conditions de vie au désert ajoutées à une direction industrielle et une gestion financière approximatives finissent par décevoir les espoirs de prospérité des colons. Le conseil des directeurs du travail est mis en cause par l'assemblée générale des membres qui s'arroge le droit de discuter (dans la confusion) les questions économiques. Les querelles mettent à jour la contradiction du système mixte de Llano : un fonctionnement démocratique de la colonie et une organisation capitaliste de la société d'actionnaires. Une opposition à Harriman baptisée Ligue du bien-être doit être expulsée de la colonie. Ces tensions internes n'ont pas raison de Llano. C'est la question de l'eau qui va condamner l'expérience du désert Mojave. L'abondance promise par l'entreprise de captation des eaux souterraines de la vallée (de quoi irriguer « 20 000 hectares » !) apparaît bientôt illusoire. La population et l'industrie de Llano perdent toute perspective de développement. En septembre 1917, The Western Comrade, le journal de Llano del Rio, annonce le transfert de la colonie en Louisiane.
Bien que la majorité de l'assemblée générale approuve avec enthousiasme le projet de New Llano, seuls 300 des 1 000 colons alors présents dans le désert Mojave rejoignent la Louisiane. La plupart des autres choisissent de rester en Californie. Quand Harriman revient en avril 1918 pour récolter l'argent nécessaire au paiement du domaine de Louisiane, il s'aperçoit avec stupeur que le désordre règne et qu'en l'absence des principaux dirigeants, les fonds de la colonie ont été détournés. L'examen des comptes fait apparaître une dette de 85 000 $. Llano del Rio est en faillite. Harriman reste en Californie pour tenter de tirer profit de la vente des terres, mais perd dans la liquidation sa santé et ses propres biens. Il ne reste aujourd'hui que des ruines de la colonie.
Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 285-296.