Icaria Speranza

Un icarisme tempéré.
Dans les vignobles de Californie, l'ultime rejeton d'Icarie délaisse le strict communisme égalitaire pour faire une place à la propriété privée.

Vignoble au bord de la Russian River dans la vallée d'Alexandre, Californie · © photographie Hawkes Wine, 2009

Un petit groupe de Français abandonne la communauté icarienne de Corning (Icaria de la Jeune Icarie) en 1880. Jules Leroux, frère du réformateur Pierre Leroux, ses fils Pierre et Paul Leroux et leur beau-frère Armand Dehay rejoignent  un ami exilé à San Francisco, Émile Bée. Ils cherchent un domaine agricole qu'ils pourraient exploiter en association. Ils finissent par le trouver sur la Russian River, à Cloverdale, comté de Sonoma. Avec le renfort de quelques autres anciens icariens, ils acquièrent le Bluxome Ranch, un véritable paradis terrestre de 350 hectares de terres à vigne. La colonie est baptisée Espérance en mémoire du journal du même nom publié par Pierre Leroux dans son exil à Jersey en 1859.

En 1882, Espérance emploie six travailleurs chinois pour l'aider à défricher le domaine. Les Leroux et Dehay écrivent aux Icariens de Corning, qui cherchent une terre plus clémente que celle de l'Iowa, pour les engager à se transporter dans cet Eden et fusionner leurs communautés. Les colons d'Espérance, qui ne croient plus que le strict communisme égalitaire puisse créer de la prospérité, rédigent une charte de compromis entre le communisme et une société par actions. Elle est signée en 1883 par une partie des Icariens de Corning et baptisée Icaria Speranza, nom de compromis entre l'icarisme de Cabet et l'associationnisme d'un Pierre Leroux. L'autoritarisme comme le parlementarisme sont désormais redoutés. Les délégués aux cinq comités chargés de la production, de la consommation ménagère, de l'éducation, du commerce et de la comptabilité, sont élus tous les ans. Les décisions de l'assemblée générale des sociétaires des deux sexes se font à la majorité des trois-quarts et même des neuf-dixièmes pour l'admission ou l'expulsion d'un membre. Pas de trousseau communautaire en Californie : les sociétaires conservent la propriété de tous leurs biens mobiliers. La constitution d'Icaria-Speranza articule de façon originale la communauté de biens et la propriété privée. Un compte personnel est ouvert pour chaque sociétaire sur lequel sont inscrits : la valeur des avoirs qu'il est tenu de verser à la communauté à son entrée, sa part des bénéfices distribués chaque année de façon égalitaire ainsi que les primes qu'il a perçues pour sa régularité au travail. On peut participer en communiste à l'œuvre d'Icaria-Speranza tout en étant individuellement intéressé à l'entreprise.

La colonie compte sur la vente du domaine de Corning pour honorer ses dettes, mais les Icariens sont sans nouvelles de leurs camarades restés en Iowa pour régler l'affaire. Une sombre histoire de chevaux achetés par Eugène Péron sans autorisation de la communauté... En juin 1886, le tribunal de Corning ordonne la vente du domaine d'Icaria Speranza pour rembourser les créanciers d'Iowa.

Témoignages

Émile Péron, ouvrier mécanicien qui a participé à la Commune de 1871, est admis dans la communauté icarienne de Corning en 1876. Il fait partie de la Jeune Icarie qui provoque la séparation de la colonie en deux branches. Il est l'un des vingt premiers signataires de la charte d'Icaria Speranza en 1883. Il expose à la même période les motivations des réformateurs du communisme icarien :


« Nous avons perdu, ou peu s'en faut, la foi dans le principe de la majorité et nous adhérons chaque jour davantage à la doctrine plus haute qui exige l'assentiment de tous quand il s'agit d'une mesure d'intérêt commun. Nous rejetons donc nos anciennes idées sur l'utilité d'un chef, au temporel comme au spirituel, nous renonçons aux présidents, aux dignitaires parés de titres sonores et nous comptons surtout sur le sentiment du devoir et de la responsabilité inné en chacun pour maintenir notre machine dans la bonne voie, matériellement et moralement. Pour tout dire, c'est notre première étape sur la route brillante qui conduit à l'anarchie sociale – en prenant ce mot dans son vrai sens – ou, si l'on veut, à la doctrine infiniment séduisante du « Fais ce que veux » proclamée avec tant d'intelligence et d'humanité par notre immortel philosophe François Rabelais. Naturellement, la tourbe des esprits obtus, des mentalités d'épiciers nous traitera de fous, mais nous passons outre, en déclarant que nous connaissons nos vrais intérêts tout autant qu'ils connaissent les leurs, eux dont toutes les pensées tiennent dans le cercle étroit d'une frénétique dollaromanie. »

(Émile Péron cité dans Shaw (A.), Icaria. A Chapter in the History of Communism, 1884, p. 151 et 165 et dans Prudhommeaux (Jules), Histoire de la communauté icarienne, 8 février 1848 - 22 octobre 1898. Contribution à l'étude du socialisme expérimental, 1906, p. 380.)


Sources et références

Shaw (Albert), Icaria. A Chapter in the History of Communism, 1884.

Prudhommeaux (Jules), Histoire de la communauté icarienne, 8 février 1848 - 22 octobre 1898. Contribution à l'étude du socialisme expérimental, 1906.

Rude (Fernand), Voyage en Icarie. Deux ouvriers viennois aux États-Unis en 1855, 1952.

Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 207-208.

Cordillot (Michel), La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis, 1848 - 1922, 2002.